Aicha El Channa, figure des mères célibataires du Maroc contemporain
L’Association solidarite Feminine: Une action qui a marqué la vie de Aicha
Part 4
NAOUAL MOUTAZAKKI
L’année 1981 a constitué un tournant décisif dans la vie d’Aicha. A l’époque il suffisait aux mères célibataires de se rendre chez les services sociaux de laisser leurs empreintes et de signer l’acte d’abandon de l’enfant. Par un concours de circonstance tout allait changer. Alors qu’elle venait de rentrer de son congé de maternité, elle vit dans le bureau de l’assistance sociale une jeune fille venait pour abandonner son enfant, et l’image qui l’a marquée est ainsi décrite : « L’assistance sociale qui qui est venu chercher le bébé, tire d’un coup sec le sein de sa bouche, le lait giclait sur le visage de bébé qui criait. Cette nuit je n’ai pas dormi j’avais encore le cri de ce bébé dans ma tête », depuis ce jour-là, Aicha commençait à chercher une façon pour pouvoir aider ces mamans célibataires. Elle s’est révoltée et sa révolte s’est croisée avec celle de J M Teinturier et donnait en 1985 à la naissance de l’Association « Solidarité Féminine »
» III – La création de l’Association « Solidarité Féminine
Jusqu’au début de l’année 1980, Aicha n’avait pas une conception spécifique du projet qu’elle voulait adopter, mais l’idée a fait son chemin en parallèle avec les luttes qu’elle menait. En 1981, pour aider une petite garderie qui était dans une situation difficile, elle collaborait avec l’Association « Terre du Monde ». En réalité La garderie était un orphelinat. Une fois elle a reçu une maman qui refusait d’abandonner son bébé et ne pouvait pas être laissée dans la rue. Cet événement est suivi par l’arrivé d’une autre jeune maman qui craignait la colère et la punition de sa famille, par la suite d’autres se sont adressées à Aicha demandant de l’aide. De la situation où se trouvait ces femmes célibataires germée l’idée pour une garderie qui ne rassemblait que les enfants et leurs mères
Aicha ne savait pas qu’elle mettait la main sur un sujet très sensible, déclara-t-elle, et ignorait l’ampleur de la question, car une femme qui se trouvait enceinte hors mariage quelque soit la raison : viol, violence, inceste ou fausse promesse de mariage est immédiatement rejetée par sa famille pour éviter la « honte ». Ainsi de nombreuses jeunes filles se retrouvaient dans la rue. Aicha va se retrouver devant une société « figée », comme elle l’a décrite, une mentalité qui rejetait la discussion et refusait l’idée d’une grossesse hors institution de mariage
Après quatre ans, en 1985 elle décidait avec Jeanne Marie Teinturier de créer l’« Association Solidarité Féminine » pour venir en aide aux mères célibataires et leurs enfants. Une action qui marquera sa vie, même plus, impactera les esprits des générations. Pour éviter tout refus à leur demande « elles ont indiqué dans le statut qu’elles souhaitaient apporter de l’aide aux mères seules, veuves, divorcés, abandonnées et en dernier les mères célibataires » expliqua Aicha. Depuis un combat pour le droit à une vie digne a commencé, un combat qui lui collera à la peau
Quand une mère célibataire arrivait à l’association elle est dans un état de détresse, de souffrance et seule dans la rue, traitée comme une prostituée elle voyait souvent son enfant comme un problème » raconte Aicha. C’est pourquoi, selon Aicha, il faut « l’accompagner pour qu’elle puisse avoir un toit, mettre son bébé à la crèche, pouvoir travailler et apprendre un métier par le biais d’une formation professionnelle, l’aider à se reconstruire et se donner de l’estime ». Mais avant ces démarches, la mère célibataire, doit d’abord signer une charte d’honneur. Ensuite, elle est informée des conditions de l’association qu’il faut respecter et les strictions prises en cas de violation de ces conditions
L’association avait tout un programme sur trois ans qui accompagnait ces mères célibataires. Dès leur arrivée, elles sont prises en charge par un psychologue travaillé à créer un lien mère enfant, en encourageant la mère à l’allaiter et à renoncer à l’idée d’abandonner son bébé. Des cours d’alphabétisation en arabe et en français, des cours de sensibilisation des droits civiques et des formations génératrices de revenus pour les mères sont prodigués. L’association, elle assure une partie de la production qui est destinée à la vente, tel que : La restauration, la coiffure, l’esthétique et la couture afin que ces mères ne se retrouvent plus dans la rue et sans soutien financier. Les mamans percevaient une aide financière et en nature chaque semaine, l’association prenait en charge une partie du loyer et aussi elle participait au panier, les couches, le lait pour bébé, elle l’aidait pour avoir une certaine autonomie pour vivre avec son enfant dans des conditions humaines (14)
Ce restaurant de mères célibataires, qui se trouvait à Derb Gallaf à Casablanca, avant était un endroit lapidé, actuellement, il est devenu un lieu public, plus encore, des formations de la Mouvance moderniste, comme PSU, collaborait, grâce à l’intermédiaire de Fatna Bih
Bien que les objectifs soient variés, bien que les âges diffèrent, les causes et les histoires ne sont pas les mêmes elles se croisent toutes pour retrouver le père biologique, Aicha portait à bout de bras cette tâche. Elle entrait en contact avec le père biologique en essayant de le convaincre de reconnaitre son enfant et par la suite l’enregistrait dans le livret de l’Etat Civil. Elle va encore plus loin, elle lui demande d’épouser la mère et former une famille pour sauver cet enfant, qui – d’après Aicha- n’a pas demandé à venir à la vie
Mais la plupart des cas qui s’adressaient à l’association ne sont pas tous hébergés comme les femmes célibataires consommatrices de drogue ou handicapées
L’élan est donné, après la création de l’association et le choc social qu’elle a généré au sein de la société marocaine conservatrice, Aicha commençait à chercher des ressources financières pour transformer et développer ses activités. Elle les couvrait à 50 /° et faisait appel aux donateurs pour l’autre moitié
IV – L’année 2000 : La tête d’Aicha est mise à mort
En 1999, le programme du gouvernement Abderahman Yousfi est formé parmi d’un projet de loi concernant l’intégration économique des femmes. Les associations, y compris celle d’Aicha, réclamaient que la mère qui se trouvait dans une situation difficile ainsi que son enfant soient inclus dans ce projet. Une proposition qui a fait émerger une opposition farouche des islamistes
Deux ans après, en 2000, Aicha commençait à recevoir des menaces de mort répétitives au téléphone, l’accusant d’infidélité, d’incitation à la prostitution et la propagation de l’immoralité. Mais ces menaces et ces injures ne l’ont pas empêché de rester debout, forte et de persister à continuer sa lutte sociale pour les enfants non-inscrits dans le livret de l’état civil. Mais la tornade a frappé juste après qu’elle a eu donnée une interview explosive sur le canal Al Jazzera, dans le programme « invité et problématique » avec le journaliste Mohamed Karaschan, elle a évoqué la situation : des femmes célibataires, les enfants abandonnés, l’inceste et d’autres problèmes sociaux qui font partis des tabous
Aicha se souvenait de jour où elle a été accusée d’être « la première femme défenseur du sexe ouvert » (15) au cour de la prière de vendredi de la part de ceux qui se prenaient pour les gardiens d’ordre moral, qui n’arrivaient pas à évoluer et dissocier un combat humanitaire éthique, et la prostitution « J’ai été condamnée dans les mosquées, raconte Aicha, cela a été pour moi un drame, une souffrance insoutenable ». Une fatwa est prononcée à son égard car pour eux « elle encourageait la corruption à travers l’aide qu’elle donnait aux mères célibataires au lieu de les punir »
Quand elle l’a apprise, elle était choquée et songeait au danger qui menaçait sa famille et décida, comme elle le dit « de jeter l’éponge car c’était très lourd pour moi, toutes ces injures, ces inquiétudes » elle poursuit « je suis passée par des dépressions et des souffrances terribles »
La nouvelle de la FATWA était répondue, des personnalités politiques, civils, des droits de l’homme, tous l’ont contacté « le téléphone n’a pas arrêté de sonner toute la journée et la moitié de la nuit » raconte Aicha, pour me demander de renoncer à ma décision, c’était Madame Sefraty, Marie Louise Laroui et la conseillère du Roi Mohamed VI, Zoulika Naciri, « m’a téléphoné trois fois » poursuit Aicha, en me disant « persiste tu n’es pas toute seule nous somme avec toi »
Ce soutien, cette solidarité qu’elle a ressenti de la part de beaucoup de gens qui refusaient la Fatwa de ceux qui se présentaient comme prêcheur du moral, était la raison de la renonciation à sa décision et lui a donné la force de poursuivre sa lutte pour la cause des mères célibataires et leurs enfants. Mais comme le soulignait Aicha, les islamistes n’étaient pas les seuls à manifester de l’hostilité envers elle, il y’avait aussi des intellectuels, des ingénieurs, des médecins et des législateurs, situation qui reflétait l’incapacité de la société à évoluer
Un soutien royal est venu amortir la compagne islamiste qui était déclenchée. Aicha était reçu par le Roi qui lui a décerné la médaille d’Honneur et par la suite il lui a offert une subvention d’un million de dirhams. Cette rencontre lui a ouvert les cœurs des marocains, souligna Aicha, elle est devenue symbole national de l’action sociale et de la solidarité, d’un Islam moderne et libéral ou elle se voit « laïque d’esprit et musulmane de cœur ». Elle continuera son combat qui a marqué les esprits et elle a su graduellement faire entendre sa voix
Aicha Channa, avec ces mots qu’elle tenait pour répondre aux islamistes, des mots qui reflétaient la triste réalité qui les concernaient de près et qui est liée étroitement avec son combat, mais qui restait occultée et qu’Aicha dévoilait sans mettre une étiquette « Les islamistes qui ont menacé de me tuer, j’ai élevé leurs propres enfants non déclarés. Plusieurs femmes des courants islamistes sont venues à moi, mariées juste en lisant Al Fatiha sans signer le contrat de mariage et que le mari abandonne après leurs grossesses, les laisse à leur sort »
Conclusion
Des femmes indépendamment de leur nationalité, leur religion et leur souche sociale, ardentes militantes, ont porté à bout de bras une cause féminine, elles ont écrit, chacune de sa position, leur part d’histoire sociale de leur génération, de leur pays. Elles militaient toutes pour plus de parité sociale. Elles ont convergé la cause féminine bien que leur destin ne se soit jamais croisé
Déjà, à la fin de 19 siècle, Alice Salomon (16), était une réformatrice sociale allemande et pionnière du travail social, elle a écrit dans ses mémoires « le mot « social » je ne l’avais encore jamais entendu, il n’avait aucune signification pour moi. Le moment où je réalisais que cela serait le travail, la mission, l’emploi auxquels je devrais me dédiée, le contenu de ma vie, je le date à ce mois d’octobre 1893, ou je me suis occupée d’enfants membres de famille nombreuses prolétaires et me trouvée confronter à la misère des travailleuses à domicile »
Simone Veil (17), qui a mené un combat législatif pour les femmes racontait « je ressens une grande satisfaction parce que c’était important pour les femmes et parce que ce problème (l’avortement) me tenait à cœur depuis longtemps (….) Nous ne pouvons plus fermer les yeux », elle ajoute « je suis féministe très solidaire des femmes quelles qu’elles soient » et elle aussi, juste après le vote du texte (284 voix contre 189) a subi des injures « je suis rentrée chez moi en traversant la place du Palais Bourbon ou des égreneurs de chapelets m’attendaient pour me couvrir d’insulte »
Et enfin Aicha, bien qu’elle n’eût pas d’activité politique comme les deux autres militantes, elle n’a pas hésité à envoyer des messages « nous sommes responsables de nos actes, il faut continuer le combat jusqu’à ce que les politiciens nous entendent et les lois changent »
Elle est restée fidèle à ses principes, debout malgré les tempêtes, elle a donné, pas simplement une image, mais des images sur la solidarité féminine en instaurant un climat de confiance dans la vie de milliers de femmes désespérées et rejetées par une société fermée sur elle-même, qui a vénérée les traditions au point d’haire les changements
La militante Aicha El Channa, grâce à son combat, a été intégrée, petit à petit à la mouvance moderniste et reconnue partiellement. Elle est parvenue à déclencher un processus vers une évolution souhaitée représentant
L’élargissement du champ du civil et le rétrécissement du champ du tabou et du sacré
La séparation de l’espace privé de l’espace public
Egalité des chances
Egalité de l’homme et de la femme
Etablissement des droits des enfants
Malgré la nouvelle MOUDAWANA (code de la famille), la réalité des tribunaux de famille, le conservatisme est toujours de rigueur
:Bibliographie
1 – Entretien le 13 /09/2018 à 11h
2 – Idem
3 – Idem
4 – Entretien le 27 /09/2018 à 15h
5 – Entretien le 10/10/2018 à 10h
6 – Idem
7 – Idem
8 – Idem
9 – Entretien le 17/01/2018 à 17h
10 – Idem
11 – Idem
12 – Entretien le 21/02/2018 à 10h
13 – Idem
14 – Idem
15 – Entretien le 25/04/2018 à 16h
16 – Alice Salomon : née le 19 avril 1872 à Berlin décédée le 30 aout 1948. Elle a obtenu son doctorat en 1908 avec une thèse intitulée : Les causes de l’écart salarial entre les hommes et le travail de la femme. Elle l’a obtenu après une seconde tentative, car un décret provenant du Ministère de la Culture stipulait que chaque femme désirant passer son doctorat avait besoin de l’accord à l’unanimité de tous les membres de la faculté. A la première tentative deux professeurs dont le doyen votèrent contre. Une année après, une intervention du Ministère autorisa à promouvoir Alice au grade de Docteur. Elle a fondé l’Ecole des Femmes Sociales à Berlin. Le mois octobre de 1893 était une étape décisive dans sa vie après avoir être confrontée à la misère des jeunes travailleuses
17 – Simone Veil : Ancienne déportée. Elle est parmi les rares juifs français ayant survécu à la déportation à Auschwitz. Elle devient le Ministre de la Santé de gouvernement de Chirac, elle perce sur un thème qui marquera sa vie. Elle symbolise la conquête du droit à l’avortement et elle est l’une des figures de la construction européenne. Morte à l’âge de 89 ans