Aicha El Channa, figure des mères célibataires du Maroc contemporain
Aicha El Channa : Femme du peuple ( part 1)
Introduction
Que signifie la tradition et que signifie la modernité ?
Selon le professeur Laroui « la tradition est une mémoire et un projet, en un mot une conscience collective.
La modernité, est avant tout le projet d’imposer la raison comme norme transcendantale à la société… »
Dans le monde arabo-musulman les choses se passent différemment. L’intégration de la modernité se fait difficilement, car, elle n’est pas le produit de la seule évolution interne. Dès le départ, elle s’est présentée comme le produit amené surtout par des interventions étrangères… C’est pourquoi, toujours selon le professeur Laroui, l’adaptation des valeurs les plus progressistes et les plus belles, provoque en même temps des réactions de rejet, des réactions de retour identitaire avec des replis sur soi
Généralement, le processus de modernité est mené par des intellectuels, des politiciens, ce qui n’est pas le cas d’Aicha El Channa : Femme du peuple, issue d’une famille modeste, sans études académiques approfondies, ni appartenance politique et syndicale mais elle fait partie de cette mouvance vers la modernité. La singularité du personne l’inscrit fortement dans le programme Sorbonne /Université Hassan II, profit connu des militants modernistes.
Si la société marocaine a connu à partir des années 90 un mouvement social et médiatique visant à faire tomber les masques sur des sujets tabous : Viol – inceste – exploitation sexuelle des enfants et des servantes ainsi que les mères célibataires que cette société les considérait comme corrompues et les stigmatisait comme prostitués, en diffusant deux films : Le premier intitulé « Malek », réalisé en 1990 par le réalisateur Abde Salam El Kalhi. Le deuxième, en 1994, intitulé « l’enfance violée », réalisé par Hakim El Nourri, racontait l’histoire du viol des filles mineures et le problème de la grossesse qui s’en suit, confirmait cette tendance à discuter le tabou.
Si l’Institut de la Solidarité aux Femmes en détresses a pu publier les nombres d’enfants nés en dehors du mariage : 153 enfants par jour dont en moyen 24 enfants abandonnés, par leurs mères célibataires principalement âgées entre 14 ans et 27 ans…
Si les médias se sont emparés du sujet des mères célibataires et leur situation sociale misérable et commençaient, plus au moins, à en parler…
Si pour la première fois, en son genre, une Station Radio est dédiée aux mères célibataires pour élever leur voix et défendre leur droit et celui de leurs enfants…
C’est grâce à une femme unique dans son genre, qui a bousculé la fausse pudeur d’une société conservatrice, une femme gênante mais entreprenante, une femme qui a lancé un débat national pour mettre à jour de nouvelles problématiques sociétales, elle a mis sur la place publique des sujets que la société marocaine occulte, une femme qui représente la jonction entre l’émancipation de la femme, de la parole et le travail social. Une femme qui a fait un travail de titans. C’est Aicha El- Channa. Alors qui est cette femme ?
Aicha El-Channa, de son nom d’épouse, qui a laissé son empreinte dans l’histoire sociale du Maroc. Mère de quatre enfants et grand-mère de trois petits. Naquit le 14 aout 1942 à Casablanca pour revenir vivre à Marrakech jusqu’à l’âge de 12 ans. Orpheline à l’âge de trois ans, elle bénéficiait de la solidarité de sa familiale et de son entourage. Une solidarité qui découle de l’esprit de famille qui représentait l’institution d’instruction, de formation et d’encadrement. Ainsi, les membres de son entourage l’ont pris en charge et placé dans une école française « Les gens qui connaissaient son père et l’ont adopté dans un cadre social étaient des notables et mettaient leur fille à l’école française, c’était naturel, disait Aicha, qu’ils décidaient de m’y inscrire ». Cette solidarité sera déterminante dans son évolution et sa vie future. Elle ne cessera de l’accompagner tout au long de sa vie.
A l’âge de 9 ans sa mère se remariait, et bien que son beau-père fût gentil avec elle, et qu’elle garde de lui de bon souvenir, il lui demanda de porter le voile (Haik) et d’abandonner l’école pour rester à la maison en attendant le futur mari. Mais cela a pris fin quand sa mère en décide autrement.
A l’âge de 12 ans, elle revenait à Casablanca pour y vivre chez sa tante ou elle s’est inscrite au collège « Foch » puis au lycée « Joffre ». Elle rejoignait après sept ans l’Ecole d’Etat des Infermières. Tout en poursuivant ses études, elle ne resta jamais loin du travail social. Elle s’est engagée, dès l’âge de 16 ans, dans de nombreuses associations. Elle a débuté, comme bénévolat, avec la “Ligue Marocaine de la Protection des Enfants » et en 1972 elle rejoignait l’ « Union des Femmes Marocaines ». Elle est restée militante de 1962 à 1981 au sein de l’ « Education à la Santé Sociale » dans le centre Sanitaire de Casablanca.
Mais tout au long de sa carrière elle se rappelait toujours de son premier traumatisme. A l’âge de 25 ans, alors qu’elle était en mission avec la délégation marocaine de santé à la Mecque elle a été harcelée sexuellement et agressée dans son corps impunément, en plein terre sainte (1).
En 1985 s’ouvrait un important épisode dans la vie d’Aicha. Elle a mes en corrélation la situation des mères célibataires et la question sociale car pour elle l’une n’est pas dissociable dépend de l’autre, en créant avec Sœur Jeanne Marie Teinturier l’ « Association Solidarité Féminine ». Cinq ans après, en 2000, une Fatwa fut émise contre elle et sa tête est mise à prix.
En 1996, elle publiait un livre intitulé « Mésiria » dans lequel elle faisait le récit 20 histoires sur des mères célibataires avec lesquelles elle a travaillé. Le titre n’est pas choisi au hasard, en plus de son contact avec la triste réalité des mères célibataires, Aicha n’a pas arrêté de se construire en lisant les « misérables » de Victor Hugo, la Boite à Merveille de Marcel Pagnol et les nouvelles d’Ahmed Sefrioui qui abordaient le sujet des mères célibataires. Ainsi, son livre a représenté une occasion pour informer un large public sur une réalité qui range toute une société.
Aicha n’est pas connue, dorénavant, que sur le plan national, mais aussi sur le plan international, comme la première femme au Maroc dans le monde Arabo-Musulman, à épouser la cause des mères célibataires, ce qui lui a valu des attributions qui dévoilaient l’importance de son rôle social.
- 1995 : Prix des Droits de l’Homme, de la République française.
- 1998 : Le Prix Atlas.
- 2000 : Médaille d’Honneur accordée par le Roi Mohamed VI
- 2005 : Prix d’Elisabeth Norgall, avec la consécration du Prix Opus, avec un chèque d’un million de dollar.
- 2013 : La Légion d’Honneur de la République Française.
Alors quelles sont les personnalités qui ont influencées sa vie ? Comment s’est-elle arrivée à dévoiler des sujets tabous et faire face à une société masculine et traditionnelle ? Quel est le prix qu’elle a payé pour ce combat à longue durée pour une société juste, ouverte et plus humaine ? Telles sont les questions parmi d’autres auxquelles cette intervention se propose de répondre.
I – Des personnes et des images qui ont marqués le parcours d’Aicha et sa futur vie
1 – la famille-les Zaouïas
*Une mère exceptionnelle
On ne peut pas comprendre le saisissant parcours de cette femme hors norme, qui est Aicha Channa, si on laisse de côté sa famille, son entourage caractérisé par une forte solidarité et des personnes charismatiques, qui sont devenues un exemple à imiter, un modèle à suivre.
A l’âge de 9 ans, la mère d’Aicha s’est remariée, avec l’un des dignitaires de la ville de Marrakech (2). Il décida de mettre fin aux études d’Aicha. Mais sa mère consciente de l’importance de l’éducation de sa fille, et convaincue que les études offraient des perspectives et que c’est l’avenir, elle a pris une décision unique et courageuse. Elle fait abandonner à sa fille la maison familiale et l’expédia vers sa tante résidante à la ville Casablanca pour pouvoir terminer ses études.
A cette époque, la femme n’avait pas le droit de sortir toute seule, sans demander la permission de son mari, même accordée, elle doit être accompagnée par un membre de la famille. Car le couple se repose sur l’autorité/ obéissance au mari. L’autorité de l’époux est justifiée par l’obéissance (Tahaa). Cette dernière est perçue comme valeur positive. Mais la mère d’Aicha à désobéi. Elle quitta la maison sans la permission de son mari, et accompagna sa fille à la place Djamaa El fna pour qu’elle prenne le bus à destination la ville de Casablanca. Un tel comportement, à l’époque menait automatiquement au divorce, car la femme transgresse une donnée sociale.
Trois ans après le départ de sa fille, elle prenait une autre décision, aussi décisive et audacieuse que la première. Elle décidait de demander le divorce pour rejoindre Aicha.
Normalement quand les femmes se marient ou se remarient, comme le cas de la mère d’Aicha, la dernière chose à laquelle elles pensaient, c’est bien le divorce. Mais pour elle c’était la seule solution. Bien que les hommes et les femmes soient exposés au divorce, les conséquences ne touchaient que les femmes, et la société n’aurait pas pitié d’elles. Elle les considérait comme des femmes irrespectueuses des normes.
Donc, malgré le poids de la société la mère d’Aicha n’a pas hésité à demander le divorce. Mais ce qui est extraordinaire c’est la façon qu’elle a employée pour le formuler.
Pour éviter toute confrontation avec son mari, elle n’a pas choisi n’importe quel jour, elle a choisi un vendredi, et elle s’est armée du Coran. Du retour de son mari de la prière elle patiente un moment avant de s’adresser à lui en tenant dans ses mais le Coran : « je te conjure au nom du Coran de m’accorder le divorce, je veux rejoindre ma fille » (3). Cette astucieuse politique instrumentalisant deux symboles religieux : Le Coran et le Vendredi ont permis à la mère d’Aicha d’avoir son divorce.
A suivre… Part 2